Le Conseil des Dragons

 

I

Attente. Attente lourde. L’attente nerveuse qui précède tout affrontement. Une tension palpable, omniprésente. Pas un bruit. Le futur champ de bataille avait vite été déserté de toute vie animale. Seul quelques corbeaux noirs cerclaient alentour, se réjouissant du festin qu’entraînerait pour eux le carnage à venir. Mais ils n’osaient qu’à peine pousser de temps à autre un croassement sinistre qui sonnait comme un glas dans l’étendue déserte. Une fois de plus, une guerre. Et une fois de plus, amenée par les hommes. Par l’homme. L’homme blanc.

Contre leur gré, les elfes s’étaient donc réunis pour défendre ce qui leur était propre, pour défendre la multitude de choses qui faisaient d’eux des elfes. Ils n’étaient désormais que trop souvent contraints à partir en guerre. Et chaque fois, leur haine allait grandissante envers cette race belliqueuse qui déteignait ainsi sur eux.

            Ce jour, le hasard du mouvement de l’ennemi avait fait choisir aux elfes la lisière d’une imposante forêt de pin. Celle-ci se trouvait sur un tertre en forme de croissant qui surplombait et enserrait la plaine où devaient se dérouler les combats. Les rangs serrés d’elfes noirs se confondaient avec l’ombre protectrice et fraîche des sous-bois, et les habits verts foncés des archers longs sylvains s’associaient aux couleurs sombre des grands arbres. On n’apercevait que ces soldats pour l’instant, pâles fantômes disparaissants à la frontière du jour et de la nuit. La brume du petit matin ne faisait qu’ajouter au surnaturel de la scène, et participait à la dissimulation des troupes qui dominaient la plaine. Le bois lançait deux bras de chaque côte de l’étendue d’herbes hautes, l’encerclant à demi en formant un croissant, suivant la forme du tertre. On ne pouvait rien distinguer dans la pénombre des arbres. De l’autre côté de cette mer verte, en face de l’armée des elfes, se trouvait un champ de blocs de pierres de grandes tailles, qui enserrait également la deuxième moitié de la plaine, en faisant une cuvette peu profonde. L’ennemi devait surgir de ces rochers. L’humain porteur de querelles.

            Les bannières noires et rouges des elfes noirs se déployèrent soudain, comme une légère brise se levait. L’une d’elles dominait toutes les autres, au sommet de la butte où se trouvaient disposés les bataillons de l’alliance elfique, au point le plus élevé. Un aigle d’argent couronné d’étoiles surgit brusquement sur un champ de sable, semblant prendre son essor. Le personnage de haute taille qui se tenait dessous, à pied, était le capitaine représentant les elfes noirs dans ce conflit. Il rassemblait sous ses conseils les phalanges nombreuses des hommes d’armes envoyées par le peuple de Feux. C’étaient les plus forts des elfes. Ils combattaient en général à pieds et maniaient de lourdes et grandes épées à deux mains. Ils étaient redoutables et terribles au combat.

Le grand personnage, tout de noir vêtu à l’instar de ses semblables, ne portait en apparence aucune cuirasse. Mais il tenait dans ses fortes mains un solide écu fait d’acier-flambant et de cuire de lion, tel que seul les forgerons des flammes savaient les réaliser. Sa main gantée de cuire noir clouté reposait sur la poignée rassurante sertie de jais d’une longue épée à double tranchant, dont la lame était du même métal que l’écu. Sur ce dernier, on pouvait distinguer les armes de la maison de ce chef de clan.

Ses cheveux, noirs également, faisaient ressortir son visage légèrement pâle. Cependant il affichait également une mine sévère, quoique pour l’heure soucieuse. Une solide détermination et une douce mélancolie se lisait dans ses yeux, d’un noir profond. Le personnage scrutait alors la plaine où devait se dérouler la bataille de son regard perçant, comme s’il cherchait à percer la brume qui recouvrait la plaine et son extrémité. En vain.

L’attente se prolongea. Les troupes étaient nerveuses. Elles commençaient à douter. L’attaque surgirait-elle de l’endroit prévu par les capitaines ? Mais ces derniers avaient la confiance total de leurs troupes, qui malgré leurs interrogations ne quitteraient pas leur poste. Même un Dragon aurait eu du mal à les faire fuir.

Tout le monde resta donc silencieux, aussi bien dans un souci de discrétion que parce que les paroles coûtent dans le silence pesant.

Les archers verts avaient encochés leurs flèches, mais ils ne tendirent pas leurs arcs, de peur que les traits partent accidentellement au moindre signale, et ne blessent des camarades.

L’inquiétude augmenta. La tension montait. Pourtant, les éclaireurs des archers solaires montés étaient formels : les troupes humaines qui s’étaient rassemblées pour mener la guerre progressaient droit vers les côtes, pour s’emparer de ports, et ils n’avaient pas conscience qu’une armée importante se dressait sur leur chemin. Les quelques éclaireurs humains que l’on avait aperçut avaient été abattus sur le champ et sans sommation. Il était hors de question de laisser en vie le moindre humain lors de ces guerres sans pitiés. On faisait rarement de prisonniers. De plus, c’était parfaitement inutile, car ni humain ni elfe ne disait mot sous la torture, si ce n’est parfois pour insulter un geôlier. Les uns à cause de leur fierté, et les autres grâce à leur entraînement moral.

 

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Voilà où en étaient les choses en ce matin brumeux de printemps. Et c’est à cet instant, où la tension devenait insupportable, que l’on vit le fier capitaine des elfes noirs ciller. Tout a coup plus attentif, il scrutait un point précis de la plaine, et tendait l’oreille. Qu’était-ce donc que cette rumeur là bas ? N’était-ce pas ce bruit caractéristique que produit un nombre important d’hommes en armes qui se déplacent en silence ? Cela venait de l’autre bout de la plaine. A la limite du champ de roches. Mais un peu sur la gauche. Notre elfe plissa les yeux et se tendit. Sa main glissa lentement vers le magnifique cor noir et argent qui pendait à sa ceinture. Il s’en saisit. S’apprêtant à le porter à ses lèvres, il suspendit son mouvement.

Mais bientôt, il n’y eu plus de doute : jaillissant de la brume telle une armée fantôme, une multitude d’hommes en arme s’avança avec circonspection dans la plaine. Formés plus ou moins en quinconce, ces hommes n’étaient que l’avant-garde d’une armée importante. L’elfe noir le savait. Il devait attendre qu’ils s’engagent plus dans le piège. Jusque dans la plaine. C’est pourquoi il se retint encore un peu. Juste un peu. Un tout petit peu.

Brusquement, avec la rapidité d’un faucon qui a repéré sa proie et qui s’apprête à fondre dessus, il emboucha le cor et fit retentir un puissant signal qui se répercuta sur tout le relief alentour. Une véritable explosion sonore, qui libéra d’un coup toute la tension accumulée jusqu’alors. Ce fut comme un arc que l’on aurait peu a peu tendu au maximum, puis que l’on aurait relâché d’un coup.

Les hommes, surpris, relevèrent la tête et regardèrent autour d’eux, surpris et inquiets. Trop tard. Une pluie de flèches jaillit des arbres pour s’abattre sur eux dans un sifflement mortel. Des soldats s’effondrèrent sans bruits, la surprise dans les yeux. Une deuxième volée partit avant qu’ils n’aient compris ce qui se passait. D’autres hommes tombèrent encore. Mais les humains belliqueux sont de bons combattants et sont bien organisés. Un ordre bref, Un signe de l’épée, et toute l’avant-garde engagée sembla se réveiller. Les hommes reprirent leurs esprits et se regroupèrent rapidement. Saisissant leurs boucliers, ils adoptèrent une formation défensive et marchèrent en avant pour essayer de voir à quels ennemis ils avaient à faire.

Dans un tel cas, la retraite eu été préférable. Mais l’avant-garde croyait avoir à faire juste à une troupe d’archers embusqués. Mal leurs en pris de s’engager plus avant dans le piège qui se refermait sur eux. Mais c’était des humains. Une troisième, puis une quatrième volée de flèche s’acharnèrent sur la troupe qui avançait toujours sans faiblir ou renoncer. Cependant, d’autres soldats étaient encore morts pendant de l’avancée lorsque leurs boucliers n’avaient pas résistés. Et à la cinquième volée, la troupe qui arrivait à la limite du sous bois avait été diminuée de moitié.

C’est alors qu’un nouvel appel de cor retentissant éclata. A ce signal, ce ne fut plus des flèches qui jaillirent des arbres, mais de grands personnages vêtus de longues robes noires, recouverts de grandes capes noires, avec de longs cheveux noirs. Ils brandissaient de grandes épées nues et rougeoyantes. Leurs heaumes d’aciers avaient des reflets de feu. Leurs regards,  perçant par les fentes de leurs casques, brillaient de haine et de mépris.

Se jetant sauvagement sur les hommes dés lors démontés, ils plongèrent leurs longues lames implacables dans les entrailles des imprudents. Une charge d’elfes noirs…

Cette fois ci, aucun humain n’avait réagit. La surprise de voir surgir autant de sombres fantômes des arbres à la place des quelques archers peureux qu’ils imaginaient les avait cloués sur place.

 

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Cependant, le gros des troupes humaines avait entendu les rumeurs de bataille. Les ordres, les appels de cor, le sifflement des flèches, les cris, les grognements, le fracas des épées. Puis le silence. Le long silence. Et enfin, le croassement rauque des corbeaux. Ne voyant personne revenir, les hommes comprirent vite ce qui venait de se passer. Leur avant-garde était tombée dans une embuscade, et avait été massacrée.

Réagissant face à cette situation imprévue, le général humain pris aussitôt des dispositions. Toute l’armée stoppa et se prépara au combat. Les épées furent tirées, les boucliers saisis, les cotes de mailles enfilées, et les arcs bandés. Quelques cavaliers rapides furent envoyés en éclaireurs. Les rares qui revinrent annoncèrent qu’il y avait une plaine dégagée après la prochaine colline, et qu’une forêt la surplombait de l’autre côté. La brume les avait empêché d’en voir plus, et ceux qui c’étaient avancé dans la plaine pour savoir ce qu’il était advenu de l’avant garde n’étaient pas revenus.

L’armée s’avança donc, prête au combat et prudente. Tendre une embuscade à une avant-garde et tuer quelques éclaireurs ne nécessite pas un grand nombre de soldats. Une poignée de bons archers bien entraînés peut y parvenir. Mais un général est général parce qu’il a une grande expérience du combat.

L’armée avait été disposée ainsi : la piétaille ouvrait le chemin. Suivait de nombreux hommes d’armes à pied. Venait ensuite la cavalerie et l’état major, suivis par les archers et les autres soldats de combat à distance.

Ainsi surgit l’armée humaine à travers les immenses rochers. On voyait à peine les grands conifères de l’autre côté de l’étendue verte, car la brume ne s’était toujours pas levée. L’armée s’arrêta sur un ordre. Il était évident que l’ennemi les attendait de l’autre côté de la plaine, ou bien qu’il avait déjà déguerpit. Le défaut des humains, c’est qu’ils sont fiers. Fiers et orgueilleux. Ils n’imaginent pas une guerre de cache-cache. Ils répugnent aux embuscades. Ils méprisent les ennemis fantômes. Ils les traitent de lâches. Sûr que son ennemis n’était qu’une bande d’archers en vadrouille, et sûr de sa supériorité morale, stratégique et numérique, le général s’échauffa de ne trouver que du vide devant lui, et donna brusquement l’ordre de charger droit devant. Si les pleutres qu’il avait en face refusaient de se montrer, on allait bien aller les chercher !

Les archers, arbalétriers et javelines prirent donc position dans le champ de roches. Cependant, la piétaille et les hommes d’armes se préparèrent à avancer sur la grande forêt qui leurs faisaient face. La cavalerie et l’état major quand à eux restèrent sur place comme troupes de rechange au cas – fort improbable pensait-on – où la bataille tournerait mal.

 

Les hommes chargèrent. Sûrs de leur victoire. Lentement, sûrement, ils s’engageaient dans le piège. Chaque pas de plus en direction de la forêt était un pas de plus dans la nasse. Chaque pas de plus les rapprochait inéluctablement de leur mort. Ils avançaient ainsi vers la fin de leur vie, inconscients.

Leur enthousiasme se refroidit légèrement quand leur chemin commença à être parsemée de cadavres percés de flèches. Mais un homme est un homme. La troupe continua sa route vers la mort. Ils arrivèrent au pied de la colline. La forêt s’élevait au dessus d’eux, menaçante et noire. Impénétrable. Silencieuse.

Ils marquèrent une pause, hésitants. Le commandant, brusquement honteux de se laisser intimider, brandit son épée et cria : « En avant, et sus à l’ennemi ! »

Ce fut la dernière chose qu’il dit avant qu’une flèche empennée de vert lui transperce la gorge. Il s’effondra dans un râle.

C’est alors qu’avec la soudaineté d’une giboulée d’avril, une grêle de flèche tomba en sifflant et en crépitant sur les premiers rangs des humains décontenancés. Reprenant leurs esprits, certains levèrent leurs boucliers. Ceux qui ne furent pas assez rapides s’effondrèrent dans l’instant.

Mais les hommes furent dès lors échauffés par l’odeur du sang et de la mort. Voir leurs camarades tomber ainsi les remplis de haine. Les yeux brillants de rage de se voir harceler de la sorte par une troupe d’archers sans honneur, ils montèrent dans un élan commun à l’assaut de la forêt en hurlant, furieux.

A cela répondit une sonnerie retentissante de cor, vibrante de colère. Dans un cri terrifiant, les ombre noires jaillirent pour la seconde fois du sous bois. L’une d’elle, surmonté d’un étendard à l’aigle d’argent couronné d’étoiles, devança les autres telle une tornade sombre. Elle s’abattit dans un fracas de fer sur les premiers soldats humains, creusant de profonds sillons rouges dans leurs rangs. La vague noir suivit immédiatement, et déferla dans un bruit de tonnerre sur les humains déstabilisés.

Cependant, un homme est un être belliqueux et un guerrier. Ces deux attaques consécutives les avaient certes ébranlés, mais les elfes avaient désormais à faire à une armée.  La milice de l’avant-garde avait fait place à des militaires rompus aux techniques de combats, nombreux et bien armés. Soldats bien entraînés, ils se regroupèrent rapidement, et se formèrent tant bien que mal de façon défensive à flanc de colline. Les elfes noirs, bien que terrifiants, étaient loin d’êtres aussi nombreux que l’armée d’épéistes et de piquiers qui leur faisaient face. Car c’était bien une armée entière maintenant.

L’attaque des elfes noirs faiblit rapidement, puis se rompit ; telle une vague qui se brise sur une digue, puis reflue. Néanmoins, bon nombre de cadavres jonchaient le sol après ce choc meurtrier.

Voyant leur force, et s’apercevant que leurs assaillants n’étaient en fait pas aussi nombreux qu’il leur avait d’abord parut, les humains se ressaisirent. Ils attaquèrent à leur tour. Reprenant l’ascension, ils gravirent la colline jusqu’au sous bois dans lequel s’étaient retirés les elfes noirs. Mais une nouvelle volée de flèche venue de l’ombre les accueillit, et plusieurs des assaillants tombèrent lourdement au sol avant même d’atteindre le sommet.

La situation était bloquée. L’issue de la bataille incertaine. L’affrontement s’éternisait. En bons militaires, les humains le comprirent rapidement. Ils voulaient en finir avec ces ennemis fantômes qui se montraient puis disparaissaient aussitôt. Maintenant qu’ils croyaient tout savoir de leurs adversaires, les hommes engagés jugèrent qu’il était temps d’appeler toute leur armée pour en finir rapidement. Ils sonnèrent du cor selon un signal convenu par avance avec le reste de leurs troupes.

 

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Le général avait vu disparaître ses hommes dans la brume. Il avait écouté leurs pas dans l’herbe haute de la plaine. Il avait deviné le sifflement des flèches et le bruit acide du métal froid contre les cuirasses. Il avait perçut les ordres aboyés aux hommes désemparés. Il avait entendu les cris accompagnant la charge. Et il avait alors enfin su que ce n’était pas quelques êtres embusqués à qui ils avaient à faire. Il possédait une bonne expérience des batailles, et il avait reconnu les techniques de combat des elfes, ces ennemis acharnés de l’humanité. Il savait, à l’inverse des hommes naïfs qu’il commandait que malgré l’apparente faiblesse numérique, ce n’était pas juste quelques elfes embusqués qui les attendaient. Il savait désormais que le bois entier était plein de guerriers, de soldats, de cavaliers, d’archers ; tous prêts au combat. Il savait qu’une terrible armée, bien équipée, solide, puissante et consciente des forces en jeu les attendait.

Il avait compris que ses troupes et lui n’iraient jamais plus loin que cette forêt.

Et il avait raison. Le piège était déjà refermé. Il n’y avait plus d’issue possible. Ceux qui envoyaient ces armées voulaient des résultats. Ils ne supportaient pas d’échec. Une fuite honteuse en abandonnant les troupes engagées était, aux yeux de l’homme, bien pire que la mort au combat. C’est pour cette raison qu’il avait décidé de sacrifier son armée. Pour éviter le déshonneur d’un général, des centaines d’hommes allaient mourir.

L’appel de cor fut pour lui un soulagement. Il n’attendait que ce signal pour se précipiter vers la mort certaine qui remplacerait une disgrâce tout aussi certaine. Il ordonna aux archers de les suivrent aussi vite qu’ils le pourraient. Puis, pointant théâtralement son épée en direction des rumeurs de bataille, il hurla d’une voix puissante et confiante : « Sus à l’ennemi, que pas un seul de ces pleutres n’en réchappe ! Vengeons nos camarades tombés sous leurs coups ! » Et il lança son cheval au grand galop.

Mais il savait déjà que tout était perdu.

 

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